MANU DIBANGO DECEDE MAIS SA MEMOIRE RAFRAICHIT CELLE DES VIVANTS
Emmanuel Nkurunziza,
Toronto, Canada;
le 24 mars 2020.
Une icône de la musique africaine vient de nous quitter. Il s’agit du Camerounais Emmanuel N'Djoké Dibango dit Manu Dibango. Les mélomanes savent combien son influence était grande. Ceux d’un certain âge se souviennent par exemple de ce morceau de Soul Makosa de Manu Dibango que Michael Jackson incorpora un jour dans une de ses chansons sans en souffler mot à l’auteur authentique et qui finit par lui coûter quelques sous au profit du Camerounais... Mais il n’y a pas que la star afro-américaine du Pop music à s’être frotté contre Manu Dibango. Si Michael Jackson l’a fait indirectement et dans le sens inverse de celui des poils du Camerounais, j'ai eu moi aussi la chance de le faire directement et, je crois, dans le bon sens. Voici comment.
Ma rencontre avec Manu Dibango
Nous sommes en juin 1986, en pleines préparations des festivités marquant le 24e anniversaire du recouvrement de l’indépendance du Burundi. Le pays évoluait sous la direction du Président Jean-Baptiste Bagaza, c’est-à-dire sous une 2e République en plein essor -- en début de déclin selon ses pourfendeurs qui n'arriveront pourtant pas aux chevilles de l’homme du 1er novembre 1976 si on juge par les oeuvres accomplies. Heureusement que le grand juge qu’est l’histoire est là pour remettre chacun à sa place. En termes sportifs, on pourrait dire « un à zéro»; mais, bof, retour à la musique.
Le géant camerounais débarque donc à Bujumbura un’après-midi de fin juin 1986 par un vol régulier d’Air France. Le soir, dès 18 heures, je me retrouve dans les jardins fleuris de l’Hôtel Club des Vacances au bord du lac Tanganyika pour présenter un numéro en tant que tambourinaire. Après notre prestation, ce fut l’honneur et la joie pour moi et pour mes co-équipiers, de socialiser avec les personnalités diverses (des musiciens et des dignitaires) qui avaient été conviées au cocktail offert en l’honneur de cette icône camerounaise. En effet, Manu Dibango avait été invité par la République du Burundi pour agrémenter les festivités du 24e anniversaire du recouvrement de l’indépendance de notre pays. Une première, que ni les remplaçants de Jean-Baptiste Bagaza ni les dirigeants actuels pourtant chantres de la souveraineté n’ont jamais pu rééditer. « Deux à zéro » si l'on veut...
Prestation aux côtés de Manu Dibango et des grands de la musique burundaise
Après cette soirée qui se termina bien tard, nous nous retrouverons le lendemain, cette fois-là au Campus Kiriri que le régime venait de remettre très souverainement entre les mains de la république. Un spectacle de haute gamme et très riche en couleurs était prévu le soir dans la grande salle des spectacles de ce campus. Par conséquent, le ticket ordinaire coûtait 1000 BIF( environ 10 dollars US à l’époque), tandis que le ticket d’honneur revenait à 4 000 BIF -- le revenu mensuel d'un étudiant d'université de l'époque. Malgré ce tarif prohibitif, la salle était pleine à claquer.
Les spectateurs eurent droit à un véritable régal au cours de cette fête dont le maître des cérémonies était le grand journaliste Antoine Ntamikevyo. Tenez, il y avait, côté musique moderne, en plus d’un Manu Dibango tant attendu, les orchestres les plus côtés de l’époque comme Amabano, Africa Nil Band, Ntahangwa Riva, etc., sans oublier une cantatrice tanzanienne qui faisait son stage de Français Langue Seconde au CELAB et dont la chanson dédiée à Soweto (alors sous le joug de l’apartheid) électrisa littéralement la salle. Pour le tambour, notre groupe de l’Amicale des Musiciens du Burundi était le seul programmé au menu.
Faut-il souligner à deux traits que cet ensemble d'artistes exécuta une présentation commune sous forme d’un ballet presqu’improvisé (à peine trois répétitions, donc, très insuffisant comme l’appréhenderont à juste titre les professionnels de la musique). Le numéro comprenait une troupe réduite de tambourinaires (4 batteurs et 4 danseurs dont je faisais partie) ainsi que des musiciens de renom comme l’inoubliable Canjo Hamisi, Munyelele Nyembo, le batteur Emmanuel dit Kirokiro, auxquels il faut ajouter un saxophoniste brésilien résidant au Burundi à l’époque et, bien entendu, la célèbre chanteuse rwandaise Annonciate Mutamuliza alias Kamaliza. Au rythme de la chanson Sahiba de Ngabo Léonce, cette mosaïque d’artistes fit littéralement vibrer l’audience.
C’est l’occasion ici de faire un petit clin d’œil à ceux qui parlèrent d’une première lorsque fin février 2020, les joueurs de tambours burundais du Club Remesha d’Ottawa présentèrent à Toronto un numéro ensemble avec un autre musicien canadien. Des scènes similaires avaient déjà eu lieu plus d’une fois en maints endroits. Un petit exemple serait ce soir du 10 juin 2000 à l’Institut Français d’Agadir au Maroc où le club de tambourinaires Rukinzo Legacy se produisit dans un numéro mixte avec un groupe de Gnawas venant de la ville d’Essaouira, un autre cas intéressant auquel nous reviendrons en temps opportun...
Manu Dibango au Stade FFB de Bujumbura: plus qu'un spectacle
Manu Dibango tint un autre spectacle au Stade FFB de Bujumbura. Le droit d’accès avait été ramené à seulement 200BIF, une somme qu’on cessera d’ailleurs d’exiger en plein milieu du spectacle compte tenu de la pression du public qui cherchait à tout prix à entrer.
Ma mémoire aura retenu qu’à cette occasion, un orchestre dont j’ai oublié le nom a interprété le tube sud-africain Musa Ukingilandela, une véritable coqueluche à l’époque, cette chanson du groupe Juluka était prisée par tout le monde, des bambins aux « jeunes de 60 ans », tous rivalisaient d’ardeur pour prononcer en kirundi ces mots zoulous du refrain que d’aucuns rendaient comme « Misonga iratera » quand ils ne les remplaçaient pas par d’autres moins pudiques…
Pour beaucoup d’autres, cette soirée au stade FFB restera aussi dans la mémoire à cause de la peur panique qui prit les spectateurs quand, après avoir éteint les lumières du stade, on laissa les techniciens de l’orchestre de Manu Dibango lancer les feux d’articifice que plus d’un, à commencer par les militaires qui assuraient la sécurité, prit pour des explosifs létaux!
Manu Dibangu au Palais des Congrès de Kigobe
C’est dans la nuit du 30 juin 1986, au Palais des Congrès de Kigobe, que Manu Dibango livrera son véritable "cadeau-président"; il était accompagné bien entendu par ces acolytes officieux que nous étions devenus le temps d’une demi-semaine. Le spectacle eut lieu devant un parterre de presque tous les dignitaires du régime, il y avait des Représentants du Peuple, des Ministres et tant d’autres, au-devant desquels trônaient majestueusement Son Excellence Jean-Baptiste Bagaza et son autre invité de marque, le Président de la République Unie de Tanzanie, Son Excellence Ali Hassan Mwinyi – Ndugu pour user du titre en vigueur de l’autre côté de la Malagarazi.
La soirée fut ouverte comme il se devait (et comme il se doit encore) par un numéro de tambours exécuté par notre troupe de l’Amicale des Musiciens du Burundi. Il sera suivi par la chanson fétiche de Canjo Hamisi « Komeza Iyo Ntahe » [Renforcez cette Souveraineté]. Qu’il soit noté que ce chef d’œuvre a disparu depuis de tous les chansonniers, victime sans nul doute de ses trois dernières strophes qui rendaient hommage au fondateur de la Deuxième République en ces termes : Shigikira Intwaro rusangi/ Ubumwe n’amahoro, o, o, / N’umukuru wayo Prezida Bagaza [Soutenez la démocratie, l’unité et la paix; soutenez aussi son leader, le Président Bagaza]. (1)
Les spectateurs eurent également droit à une autre célèbre chanson à la cithare traditionnelle inanga, composée pour l’occasion et exécutée par son auteur, le Professeur Melchior Ntahonkiriye alias Sindirimba; une figure de la musique burundaise qui, à l’époque, était déjà reconnue comme l’étoile montante de l’inanga qu’il ne cessait de moderniser en composant en français et en anglais. (2)
Il y eut aussi Matata Christophe et son orchestre Africa Nil Band. En plus de leur tube d’alors Amaso Akunda, Matata interpréta « I’ve Got You Babe » de UB 40, se servant d’ailleurs pour la batterie, du moins partiellement, de trois tambours burundais empruntés à notre troupe. Et bien d’autres numéros à vous couper le souffle.
Manu Dibango me laisse des marques
Sur un plan purement personnel, en plus de la joie que j’éprouvais chaque fois que j’avais l’occasion de me produire devant le Chef de l’État Jean-Baptiste Bagaza, mon orgueil fut agrandi cet fois par la chance de partager la scène, au cours d’un même numéro, avec des sommités de la musique nationale et internationale. Pour comprendre combien cette occasion était spéciale, il s’en faut beaucoup revenir à la composition de ce tout premier groupe des tambourinaires de l’Amicale des Musiciens du Burundi dont je faisais partie du noyau fondateur avec six autres artistes de mon école, l’Athénée de Bujumbura que l’on venait de baptiser en tout nationalisme « Lycée de Rohero ».
En plus de quelques deux étudiants de l’Université du Burundi, elle comprenait mon professeur de géographie de l’époque (le même qui m’avait enseigné l’année d’avant quand j’étais encore en 8e). Il y avait également un officier de police, un technicien de la RTNB toute naissante, un cadre de l’Institut des Sciences Agronomiques du Burundi ISABU, un autre cadre du Ministère des Finances (qui deviendra plus tard Directeur de la Régie des Oeuvres Universitaires), mais aussi et surtout le Directeur Général de l’Office National du Logement, l’ONL de si bonne mémoire chez les propriétaires des appartements des Quartiers 6 de Ngagara dans la capitale Bujumbura et de Shatanya dans la ville de Gitega.(3)
Manu Dibango, l'Amicale des Musiciens du Burundais et moi
La tournée de Manu Dibango au Burundi en cette année de 1986 constitua un repère indéniable sur voie de la consolidation de la musique semi-professionnelle au Burundi. En effet, il est vrai qu’en juillet-aout 1985, en tant que tambourinaire de l’Athénée de Bujumbura, j’avais reçu, tout comme chacun de mes coéquipiers et aînés, quelques centaines de dollars US comme frais de mission pour le voyage en Russie -- alors URSS. Mais c’est à l’occasion de la tournée de Manu Dibango au Burundi que pour la première fois, nous perçûmes de l'argent non pas pour avoir été représenter le Burundi à l’étranger comme cela se passait chaque fois que des artistes partaient se produire hors frontières. Ce furent donc des cachets en bonne et due forme (4).
Forte de cette énergie, notre troupe organisa bien d’autres spectacles, notamment à l’Odéon Palace de Bujumbura en décembre 1986, mais aussi et surtout le 31 janvier 1987 pour célébrer l’agrément de l’Amicale des Musiciens du Burundi. Les amis des tambours burundais retiendront qu’à cette occasion, l’Amicale des Musiciens du Burundi tint à inviter la troupe des tambourinaires de Higiro pour qu’elle vienne lui remettre formellement les tambours que nous utiliserions désormais. La prestation de ce groupe de Higiro à cette occasion marqua indélébilement ma façon de jouer au tambour. Alors que notre troupe retint de ce contact des chansons originales comme Tugire Tugushemeze mu Ruharamba, personnellement, je fus frappé particulièrement par le simulacre de coup de pied sur la peau du tambour quand on le porte sur la tête; geste que je n’avais jamais vu au cours des quelques quatre ans que je venais de passer à jouer au tambour et à scruter chacun des mouvements des équipes rurales de renom comme celles de Gishora ou de Makebuko chaque fois qu’elles descendaient se produire dans la capitale Bujumbura.
Après les essais d’imitation plus ou moins réussis que j’entrepris à partir d’octobre 1987 dans le cadre de l’équipe du Lycée de Rubanga (Bururi) où je me retrouvai dès la mi-septembre 1987, je finis par incorporer avec succès dans mes combinaisons personnelles ce simulacre du coup de pied sur la peau du tambour porté sur la tête. J’en fis un usage plutôt remarqué lors des compétitions interscolaires qui eurent lieu au cours de cette année scolaire; d’abord à Kiremba sud en cette même fin de l’année 1987, puis à Bujumbura au Campus Kiriri en février 1988. Il se passera un certain nombre d’années avant que les compères des autres formations l’adoptent. (5)
Manu Dibango réincarné en Rukinzo Legacy
Manu Dibangu retourna chez lui au Cameroun ou plutôt en France, laissant derrière une Amicale des Musiciens du Burundi (AMB) ayant le vent en poupe, grisée par une "énergie incroyable" comme le disaient ses affiches publicitaires annonçant la venue et la performance de ce musicien. Le groupe culturel de l'AMB s’essaya même pendant un certain temps dans le théâtre, notamment avec la présentation en mai 1987 de Sentibiribwa (L’Avare de Molière traduite en kirundi). Mais c’est surtout la pratique du tambours qu’elle consolida.
Ayant raté une sortie en France à la dernière minute en septembre 1987, à cause, bien évidemment du surgissement sur le devant de la scène politique d’un certain Pierre Buyoya dont les premiers réflexes furent la fermeture des frontières et de l’Aéroport International de Bujumbura, l’équipe connut un déclin qui dura quelques années. Mais elle renaitra fin 1993 dans un Bujumbura en pleine crise, prouvant que l’esprit du tambour est increvable. Propulsée par Media S.I.S, une agence de conseil en communication en plein essor à l’époque, l’équipe reconstituée reposait cette fois-là non pas sur des élèves du secondaire mais plutôt des étudiants de l’Université du Burundi, la plupart d’entre eux étant ceux-là même qui s’étaient produits aux côtés de Manu Dibango quelque six ans plus tôt. L’année suivante, elle effectuera une tournée d’un mois au Japon dans le cadre d’un contrat de production conclu avec l’agence de communication ci-haut mentionnée, ouvrant ainsi une nouvelle ère mais à laquelle on reviendra au moment opportun.
En guise de conclusion
En commémorant la disparition de ce grand musicien camerounais qu'était Manu Dibango, j'ai pu revenir sur les rares occasions qui montrent comment dans ma pratique du tambour burundais, j'ai eu la chance de cotoyer et de bénéficier, indirectement certes, de ce géant. Il est évident que son passage au Burundi avait permis la tenue de spectacles variés et l'expérimentation de numéros qui influenceront les prestations futures. Admirés à l'époque, ces derniers ne peuvent que le rester par les temps qui courent. A défaut, ils ne devraient pas déclencher les désapprobations que nous remarquons des fois de la part de quelques amateurs du tambour burundais qui, malheureusement, cèdent parfois au calcul politique et au clientélisme dans leurs critiques. Pour ce faire, je profite de cette commémoration pour inviter encore une fois à la retenue les mauvaises langues qui crient au scandale chaque fois que le tambour burundais résonne ensemble avec les autres grands de la musique mondiale.
En attendant, que la terre soit légère à mon homonyme camerounais.
Repose-toi en paix, Manu.
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(1) L’Institut de Musicologie de Gitega a déjà été contacté à cet effet mais il a déclaré ne pas être au courant de ce titre, promettant tout de même de poursuivre les recherches pour le trouver
(2) il était encore étudiant à l’Université du Burundi et l’année précédente, il avait d’ailleurs effectué une sortie à Moscou où, avec d’autres artistes, nous avions représenté ensemble le Burundi au 12e Festival Mondial de la Jeunesse et des Etudiants. Burundi Information avait parlé d’ailleurs de son tube en 2014 voir http://www.burundi-information.net/luprona-malgre-tout-warariwe-na-mujeri-ntiwaziranirwa.html
(3) Pour les moins âgés et pour tous ceux qui ne sont pas familiers avec la nomenclature et l’ordre protocolaire en usage à l’époque au Burundi, le Directeur Général d’une entreprise publique; c’était une sorte de Vice-ministre.
(4) peu importe qu’à l’occasion, les montants versés aux tambourinaires restaient tout de même inférieurs à ceux donnés aux artistes jouant de la musique moderne
(5) Les images d’archives sont là pour confirmer – pour autant que l’on veuille et que l’on sache les exploiter.
Toronto, Canada;
le 24 mars 2020.
Une icône de la musique africaine vient de nous quitter. Il s’agit du Camerounais Emmanuel N'Djoké Dibango dit Manu Dibango. Les mélomanes savent combien son influence était grande. Ceux d’un certain âge se souviennent par exemple de ce morceau de Soul Makosa de Manu Dibango que Michael Jackson incorpora un jour dans une de ses chansons sans en souffler mot à l’auteur authentique et qui finit par lui coûter quelques sous au profit du Camerounais... Mais il n’y a pas que la star afro-américaine du Pop music à s’être frotté contre Manu Dibango. Si Michael Jackson l’a fait indirectement et dans le sens inverse de celui des poils du Camerounais, j'ai eu moi aussi la chance de le faire directement et, je crois, dans le bon sens. Voici comment.
Ma rencontre avec Manu Dibango
Nous sommes en juin 1986, en pleines préparations des festivités marquant le 24e anniversaire du recouvrement de l’indépendance du Burundi. Le pays évoluait sous la direction du Président Jean-Baptiste Bagaza, c’est-à-dire sous une 2e République en plein essor -- en début de déclin selon ses pourfendeurs qui n'arriveront pourtant pas aux chevilles de l’homme du 1er novembre 1976 si on juge par les oeuvres accomplies. Heureusement que le grand juge qu’est l’histoire est là pour remettre chacun à sa place. En termes sportifs, on pourrait dire « un à zéro»; mais, bof, retour à la musique.
Le géant camerounais débarque donc à Bujumbura un’après-midi de fin juin 1986 par un vol régulier d’Air France. Le soir, dès 18 heures, je me retrouve dans les jardins fleuris de l’Hôtel Club des Vacances au bord du lac Tanganyika pour présenter un numéro en tant que tambourinaire. Après notre prestation, ce fut l’honneur et la joie pour moi et pour mes co-équipiers, de socialiser avec les personnalités diverses (des musiciens et des dignitaires) qui avaient été conviées au cocktail offert en l’honneur de cette icône camerounaise. En effet, Manu Dibango avait été invité par la République du Burundi pour agrémenter les festivités du 24e anniversaire du recouvrement de l’indépendance de notre pays. Une première, que ni les remplaçants de Jean-Baptiste Bagaza ni les dirigeants actuels pourtant chantres de la souveraineté n’ont jamais pu rééditer. « Deux à zéro » si l'on veut...
Prestation aux côtés de Manu Dibango et des grands de la musique burundaise
Après cette soirée qui se termina bien tard, nous nous retrouverons le lendemain, cette fois-là au Campus Kiriri que le régime venait de remettre très souverainement entre les mains de la république. Un spectacle de haute gamme et très riche en couleurs était prévu le soir dans la grande salle des spectacles de ce campus. Par conséquent, le ticket ordinaire coûtait 1000 BIF( environ 10 dollars US à l’époque), tandis que le ticket d’honneur revenait à 4 000 BIF -- le revenu mensuel d'un étudiant d'université de l'époque. Malgré ce tarif prohibitif, la salle était pleine à claquer.
Les spectateurs eurent droit à un véritable régal au cours de cette fête dont le maître des cérémonies était le grand journaliste Antoine Ntamikevyo. Tenez, il y avait, côté musique moderne, en plus d’un Manu Dibango tant attendu, les orchestres les plus côtés de l’époque comme Amabano, Africa Nil Band, Ntahangwa Riva, etc., sans oublier une cantatrice tanzanienne qui faisait son stage de Français Langue Seconde au CELAB et dont la chanson dédiée à Soweto (alors sous le joug de l’apartheid) électrisa littéralement la salle. Pour le tambour, notre groupe de l’Amicale des Musiciens du Burundi était le seul programmé au menu.
Faut-il souligner à deux traits que cet ensemble d'artistes exécuta une présentation commune sous forme d’un ballet presqu’improvisé (à peine trois répétitions, donc, très insuffisant comme l’appréhenderont à juste titre les professionnels de la musique). Le numéro comprenait une troupe réduite de tambourinaires (4 batteurs et 4 danseurs dont je faisais partie) ainsi que des musiciens de renom comme l’inoubliable Canjo Hamisi, Munyelele Nyembo, le batteur Emmanuel dit Kirokiro, auxquels il faut ajouter un saxophoniste brésilien résidant au Burundi à l’époque et, bien entendu, la célèbre chanteuse rwandaise Annonciate Mutamuliza alias Kamaliza. Au rythme de la chanson Sahiba de Ngabo Léonce, cette mosaïque d’artistes fit littéralement vibrer l’audience.
C’est l’occasion ici de faire un petit clin d’œil à ceux qui parlèrent d’une première lorsque fin février 2020, les joueurs de tambours burundais du Club Remesha d’Ottawa présentèrent à Toronto un numéro ensemble avec un autre musicien canadien. Des scènes similaires avaient déjà eu lieu plus d’une fois en maints endroits. Un petit exemple serait ce soir du 10 juin 2000 à l’Institut Français d’Agadir au Maroc où le club de tambourinaires Rukinzo Legacy se produisit dans un numéro mixte avec un groupe de Gnawas venant de la ville d’Essaouira, un autre cas intéressant auquel nous reviendrons en temps opportun...
Manu Dibango au Stade FFB de Bujumbura: plus qu'un spectacle
Manu Dibango tint un autre spectacle au Stade FFB de Bujumbura. Le droit d’accès avait été ramené à seulement 200BIF, une somme qu’on cessera d’ailleurs d’exiger en plein milieu du spectacle compte tenu de la pression du public qui cherchait à tout prix à entrer.
Ma mémoire aura retenu qu’à cette occasion, un orchestre dont j’ai oublié le nom a interprété le tube sud-africain Musa Ukingilandela, une véritable coqueluche à l’époque, cette chanson du groupe Juluka était prisée par tout le monde, des bambins aux « jeunes de 60 ans », tous rivalisaient d’ardeur pour prononcer en kirundi ces mots zoulous du refrain que d’aucuns rendaient comme « Misonga iratera » quand ils ne les remplaçaient pas par d’autres moins pudiques…
Pour beaucoup d’autres, cette soirée au stade FFB restera aussi dans la mémoire à cause de la peur panique qui prit les spectateurs quand, après avoir éteint les lumières du stade, on laissa les techniciens de l’orchestre de Manu Dibango lancer les feux d’articifice que plus d’un, à commencer par les militaires qui assuraient la sécurité, prit pour des explosifs létaux!
Manu Dibangu au Palais des Congrès de Kigobe
C’est dans la nuit du 30 juin 1986, au Palais des Congrès de Kigobe, que Manu Dibango livrera son véritable "cadeau-président"; il était accompagné bien entendu par ces acolytes officieux que nous étions devenus le temps d’une demi-semaine. Le spectacle eut lieu devant un parterre de presque tous les dignitaires du régime, il y avait des Représentants du Peuple, des Ministres et tant d’autres, au-devant desquels trônaient majestueusement Son Excellence Jean-Baptiste Bagaza et son autre invité de marque, le Président de la République Unie de Tanzanie, Son Excellence Ali Hassan Mwinyi – Ndugu pour user du titre en vigueur de l’autre côté de la Malagarazi.
La soirée fut ouverte comme il se devait (et comme il se doit encore) par un numéro de tambours exécuté par notre troupe de l’Amicale des Musiciens du Burundi. Il sera suivi par la chanson fétiche de Canjo Hamisi « Komeza Iyo Ntahe » [Renforcez cette Souveraineté]. Qu’il soit noté que ce chef d’œuvre a disparu depuis de tous les chansonniers, victime sans nul doute de ses trois dernières strophes qui rendaient hommage au fondateur de la Deuxième République en ces termes : Shigikira Intwaro rusangi/ Ubumwe n’amahoro, o, o, / N’umukuru wayo Prezida Bagaza [Soutenez la démocratie, l’unité et la paix; soutenez aussi son leader, le Président Bagaza]. (1)
Les spectateurs eurent également droit à une autre célèbre chanson à la cithare traditionnelle inanga, composée pour l’occasion et exécutée par son auteur, le Professeur Melchior Ntahonkiriye alias Sindirimba; une figure de la musique burundaise qui, à l’époque, était déjà reconnue comme l’étoile montante de l’inanga qu’il ne cessait de moderniser en composant en français et en anglais. (2)
Il y eut aussi Matata Christophe et son orchestre Africa Nil Band. En plus de leur tube d’alors Amaso Akunda, Matata interpréta « I’ve Got You Babe » de UB 40, se servant d’ailleurs pour la batterie, du moins partiellement, de trois tambours burundais empruntés à notre troupe. Et bien d’autres numéros à vous couper le souffle.
Manu Dibango me laisse des marques
Sur un plan purement personnel, en plus de la joie que j’éprouvais chaque fois que j’avais l’occasion de me produire devant le Chef de l’État Jean-Baptiste Bagaza, mon orgueil fut agrandi cet fois par la chance de partager la scène, au cours d’un même numéro, avec des sommités de la musique nationale et internationale. Pour comprendre combien cette occasion était spéciale, il s’en faut beaucoup revenir à la composition de ce tout premier groupe des tambourinaires de l’Amicale des Musiciens du Burundi dont je faisais partie du noyau fondateur avec six autres artistes de mon école, l’Athénée de Bujumbura que l’on venait de baptiser en tout nationalisme « Lycée de Rohero ».
En plus de quelques deux étudiants de l’Université du Burundi, elle comprenait mon professeur de géographie de l’époque (le même qui m’avait enseigné l’année d’avant quand j’étais encore en 8e). Il y avait également un officier de police, un technicien de la RTNB toute naissante, un cadre de l’Institut des Sciences Agronomiques du Burundi ISABU, un autre cadre du Ministère des Finances (qui deviendra plus tard Directeur de la Régie des Oeuvres Universitaires), mais aussi et surtout le Directeur Général de l’Office National du Logement, l’ONL de si bonne mémoire chez les propriétaires des appartements des Quartiers 6 de Ngagara dans la capitale Bujumbura et de Shatanya dans la ville de Gitega.(3)
Manu Dibango, l'Amicale des Musiciens du Burundais et moi
La tournée de Manu Dibango au Burundi en cette année de 1986 constitua un repère indéniable sur voie de la consolidation de la musique semi-professionnelle au Burundi. En effet, il est vrai qu’en juillet-aout 1985, en tant que tambourinaire de l’Athénée de Bujumbura, j’avais reçu, tout comme chacun de mes coéquipiers et aînés, quelques centaines de dollars US comme frais de mission pour le voyage en Russie -- alors URSS. Mais c’est à l’occasion de la tournée de Manu Dibango au Burundi que pour la première fois, nous perçûmes de l'argent non pas pour avoir été représenter le Burundi à l’étranger comme cela se passait chaque fois que des artistes partaient se produire hors frontières. Ce furent donc des cachets en bonne et due forme (4).
Forte de cette énergie, notre troupe organisa bien d’autres spectacles, notamment à l’Odéon Palace de Bujumbura en décembre 1986, mais aussi et surtout le 31 janvier 1987 pour célébrer l’agrément de l’Amicale des Musiciens du Burundi. Les amis des tambours burundais retiendront qu’à cette occasion, l’Amicale des Musiciens du Burundi tint à inviter la troupe des tambourinaires de Higiro pour qu’elle vienne lui remettre formellement les tambours que nous utiliserions désormais. La prestation de ce groupe de Higiro à cette occasion marqua indélébilement ma façon de jouer au tambour. Alors que notre troupe retint de ce contact des chansons originales comme Tugire Tugushemeze mu Ruharamba, personnellement, je fus frappé particulièrement par le simulacre de coup de pied sur la peau du tambour quand on le porte sur la tête; geste que je n’avais jamais vu au cours des quelques quatre ans que je venais de passer à jouer au tambour et à scruter chacun des mouvements des équipes rurales de renom comme celles de Gishora ou de Makebuko chaque fois qu’elles descendaient se produire dans la capitale Bujumbura.
Après les essais d’imitation plus ou moins réussis que j’entrepris à partir d’octobre 1987 dans le cadre de l’équipe du Lycée de Rubanga (Bururi) où je me retrouvai dès la mi-septembre 1987, je finis par incorporer avec succès dans mes combinaisons personnelles ce simulacre du coup de pied sur la peau du tambour porté sur la tête. J’en fis un usage plutôt remarqué lors des compétitions interscolaires qui eurent lieu au cours de cette année scolaire; d’abord à Kiremba sud en cette même fin de l’année 1987, puis à Bujumbura au Campus Kiriri en février 1988. Il se passera un certain nombre d’années avant que les compères des autres formations l’adoptent. (5)
Manu Dibango réincarné en Rukinzo Legacy
Manu Dibangu retourna chez lui au Cameroun ou plutôt en France, laissant derrière une Amicale des Musiciens du Burundi (AMB) ayant le vent en poupe, grisée par une "énergie incroyable" comme le disaient ses affiches publicitaires annonçant la venue et la performance de ce musicien. Le groupe culturel de l'AMB s’essaya même pendant un certain temps dans le théâtre, notamment avec la présentation en mai 1987 de Sentibiribwa (L’Avare de Molière traduite en kirundi). Mais c’est surtout la pratique du tambours qu’elle consolida.
Ayant raté une sortie en France à la dernière minute en septembre 1987, à cause, bien évidemment du surgissement sur le devant de la scène politique d’un certain Pierre Buyoya dont les premiers réflexes furent la fermeture des frontières et de l’Aéroport International de Bujumbura, l’équipe connut un déclin qui dura quelques années. Mais elle renaitra fin 1993 dans un Bujumbura en pleine crise, prouvant que l’esprit du tambour est increvable. Propulsée par Media S.I.S, une agence de conseil en communication en plein essor à l’époque, l’équipe reconstituée reposait cette fois-là non pas sur des élèves du secondaire mais plutôt des étudiants de l’Université du Burundi, la plupart d’entre eux étant ceux-là même qui s’étaient produits aux côtés de Manu Dibango quelque six ans plus tôt. L’année suivante, elle effectuera une tournée d’un mois au Japon dans le cadre d’un contrat de production conclu avec l’agence de communication ci-haut mentionnée, ouvrant ainsi une nouvelle ère mais à laquelle on reviendra au moment opportun.
En guise de conclusion
En commémorant la disparition de ce grand musicien camerounais qu'était Manu Dibango, j'ai pu revenir sur les rares occasions qui montrent comment dans ma pratique du tambour burundais, j'ai eu la chance de cotoyer et de bénéficier, indirectement certes, de ce géant. Il est évident que son passage au Burundi avait permis la tenue de spectacles variés et l'expérimentation de numéros qui influenceront les prestations futures. Admirés à l'époque, ces derniers ne peuvent que le rester par les temps qui courent. A défaut, ils ne devraient pas déclencher les désapprobations que nous remarquons des fois de la part de quelques amateurs du tambour burundais qui, malheureusement, cèdent parfois au calcul politique et au clientélisme dans leurs critiques. Pour ce faire, je profite de cette commémoration pour inviter encore une fois à la retenue les mauvaises langues qui crient au scandale chaque fois que le tambour burundais résonne ensemble avec les autres grands de la musique mondiale.
En attendant, que la terre soit légère à mon homonyme camerounais.
Repose-toi en paix, Manu.
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(1) L’Institut de Musicologie de Gitega a déjà été contacté à cet effet mais il a déclaré ne pas être au courant de ce titre, promettant tout de même de poursuivre les recherches pour le trouver
(2) il était encore étudiant à l’Université du Burundi et l’année précédente, il avait d’ailleurs effectué une sortie à Moscou où, avec d’autres artistes, nous avions représenté ensemble le Burundi au 12e Festival Mondial de la Jeunesse et des Etudiants. Burundi Information avait parlé d’ailleurs de son tube en 2014 voir http://www.burundi-information.net/luprona-malgre-tout-warariwe-na-mujeri-ntiwaziranirwa.html
(3) Pour les moins âgés et pour tous ceux qui ne sont pas familiers avec la nomenclature et l’ordre protocolaire en usage à l’époque au Burundi, le Directeur Général d’une entreprise publique; c’était une sorte de Vice-ministre.
(4) peu importe qu’à l’occasion, les montants versés aux tambourinaires restaient tout de même inférieurs à ceux donnés aux artistes jouant de la musique moderne
(5) Les images d’archives sont là pour confirmer – pour autant que l’on veuille et que l’on sache les exploiter.