HUTSI, LA SUPERCHERIE EXPOSEE
Emmanuel Nkurunziza,
Toronto, Ontario.
le 7 juin 2019.
L’idée d'écrire une critique du livre Hutsi d’Antoine Kaburahe nous est venue après que nous ayons assisté à des échanges au vitriol sur Facebook entre, d’une part, des internautes dont certains sont des lecteurs d’Iwacu Burundi et, d’autre part, le duo Antoine Kaburahe et Aloys Niyoyita. Le gros de la discussion portait sur le titre “Hutsi”. Les lecteurs trouvaient qu’il est est étrange qu’un livre qui raconte la vie de quelqu’un dont aucun des parents n’est tutsi porte un tel titre. Non sans raison à notre avis.
Dans les lignes qui suivent, nous partageons notre point de vue sur ce paradoxe ainsi que sur quelques autres irrégularités que nous avons relevées et que nous considérons dignes d’être discutées avec d’autres lecteurs.
Les questions que nous nous sommes posé à la lecture de Hutsi d’Antoine Kaburahe sont nombreuses mais nous n’en livrons que ces quelques unes auxquelles nous avons essayé de répondre: la structure du nouveau mot “Hutsi” correspond-elle à l’entité référée? Se pourrait-il qu’il y a des faits micros ou macros qui sont simplifiés ou alors, amplifiés dans la foulée? Quelles réalités politiques se retrouvent promues ou renforcées à la lumière de la parution de ce livre sous ce titre? À quoi tient la fabrication ou la vulgarisation à tout prix d’une identité hybride dans une société dont les règles de filiation sont pourtant bien établies depuis des millénaires? Pourquoi cette persistance à nier l’évidence? Comment peut-on oublier que le subconscient nous trahit et nous expose, même quand on ne le désire pas? Nos réponses s’inspirent principalement de notre lecture de Hutsi ainsi que des échanges qui ont eu lieu à l'occasion de la présentation de ce livre à Ottawa le 19 mai 2019 et à Toronto le 23 mai 2019.
“Hutsí” un titre qui réinvente la roue
N’importe quel individu maîtrisant la langue rundi saura reconnaître les constituants de cette abréviation. Selon toute évidence, le “hu-” de "Hutsi" réfère à la première syllabe de “Hutu” tandis que “–tsi” vient de la deuxième syllabe de “Tutsi”. Même si, à la surface, la formation de “Hutsi” semble respecter les règles de la morphologie du kirundi, ce serait très réducteur de ne pas tenir compte des contours phonologiques du nouveau mot ainsi formé. Pour mieux saisir l'apport de de ces derniers, nous proposons un bref rappel des précédentes utilisations connues de ce mot-valise “Hutsi”.
D’une part, il y a le premier télescopage public donnant lieu à “Hutsi”, lequel s’est passé à Bruxelles le 13 juillet 2016. C’était dans une rencontre entre la CVR et la communauté burundaise de Belgique. Dans son intervention, une jeune femme tutsi, se basant sur sa physionomie et son faciès, a émis l’hypothèse qu’elle est “hutsi”. Toutes les voyelles de l’abréviation ainsi formée avaient un ton bas, et la voyelle de la première syllabe était longue [huutsi], trahissant du coup le penchant que l’utilisatrice a pour ce groupe social tutsi auquel elle appartient par ailleurs.[1] D’autre part, suivant la prononciation et l’explication de “Hutsi” telles qu’énoncées par l’auteur ( qui en est en même temps l’éditeur), le titre du livre se prononce avec un ton haut sur la deuxième syllabe: Hutsí.
Il est à noter que ce ton haut sur la voyelle de la deuxième syllabe est en effet caractéristique de l’adjectif relatif au groupe social hutu. De la même manière, il est à rappeler que l’adjectif se rapportant au groupe social tutsi ne comporte pas de ton haut; il a plutôt une voyelle longue dans la première syllabe. Ainsi, si par exemple, on présentait à un locuteur du kirundi les constructions inkwano mputú, inka mputú, urwenge tuutsi, inka ntuutsi, etc., indépendamment du dialecte qu'il parle,[2] il reconnaîtrait que tous sont grammaticalement corrects.
Jusque là, on se trouve en face d’un mot nouveau dont le procédé de formation a complètement réussi sur le plan morphophonologique. Au niveau morphologique, même si le problème de sa déclinaison en genre et en nombre reste entièrement posé, le nouveau mot produit “Hutsí” paraît équilibré, à cheval entre “hutu” et “tutsi”. Au niveau phonologique, il penche résolument du côté hutu.
En dépit de cet équilibrage plus ou moins réussi, sur le plan sémantique, le titre de ce livre procède d'une fausse référenciation. S’il est vrai que la formation du mot ‘Hutsi” s’est passée correctement, que ce mot réfère à une personne de parents mixtes (hutu et tutsi), il reste tout aussi vrai qu’Aloys Niyoyita n’a pas de sang tutsi dans ses veines. Il a beau déclarer qu'il n'est ni Ganwa ni Twa ni Hutu ni Tutsi (page 21), seul son père est hutu certes mais sa mère est ganwa et donc non tutsi. L’inclusion de la composante tutsi dans la formation de Hutsi relève donc d’une tricherie dont il faut identifier absolument les mobiles.
En effet, une telle démarche ne peut pas ne pas froisser les esprits épris de justice pour ce peuple tant meurtri, tant génocidé sans que jamais justice lui soit faite. Même sans le contexte actuel où l’identité tutsi, de même que tout ce qui est réclamation en faveur de ce peuple, fait l’objet d’ombrages de toutes formes. Cette erreur, pour ne pas dire une cette falsification, invite à la fois à la dénonciation immediate et à une réflexion approfondie.
Des imprécisions
Hutsi comporte une bonne dose d’imprécisions pourtant très significatives sur le plan historique. Dans cette catégorie, nous soulèverons d’abord ce passage de Hutsi qui affirme que quand le jeune prince Charles Ndizeye est amené à succéder illégalement à son père Mwambutsa Bangiricenge, il est âgé de 23 ans (page 35). La réalité est que celui qui s’intronise sous le nom dynastique de “Ntare V” en juillet 1966 n’a que 19 ans.
Dans le même volet des imprécisions, s’invite l’absence de concision, chose à laquelle les lecteurs de Kaburahe s’habituent petit à petit. Ainsi, il nous est annoncé que Melaniya, la mère d’Aloys Niyoyita, est âgée d’à peine 28 ans quand elle perd son époux en 1972 (page 53). Mais le même livre nous présente une grande sœur aînée d’Aloys Niyoyita âgée de 18 ans à la disparition du papa du protagoniste. De deux choses l’une:
- Soit il y a erreur -- qui reste humaine, dira-t-on ; sauf qu’elle ne peut pas ne pas rappeler d’autres “erreurs” lues dans d’autres écrits d’Antoine Kaburahe. Prenons au hasard “La mémoire blessée” où le même auteur affirme en 2003 que le salaire mensuel de 40 000 BIF qu’il touchait en tant que journaliste en 1993, équivaut à 40 dollars US. Or, en 1993, le taux de change sur le cours officiel était d’1 $ contre 300BIF: le salaire en question s’échangerait donc à au moins 120 USD. De ces deux petits exemples, on peut légitimement émettre l’hypothèse que quand la concision n’arrange pas cet auteur, il s’en balance.
- Soit la grande sœur dont il est question ne partage pas tous les parents avec Aloys Niyoyita -- et le protagoniste et son scribe, auront décidé de ne rien en dire dans ce récit. Encore une fois, ce serait du déjà "vu" notamment dans l’histoire de Mbonimpa Pierre-Claver qu’Antoine Kaburahe a mis en récit sous le titre évocateur Rester débout. Dans ce livre qui se veut une biographie complète de ce militant droit-de-l’hommiste, il y a un grand vide allant de 1965 à 1972...
La troisième et dernière catégorie d’imprécisions caractéristiques de Hutsi concerne les cycles royaux du Burundi. Le livre parle de “Ntare V” et de “Mwambutsa IV”. En indexant les noms dynastiques des chiffres IV et V, Antoine Kaburahe laisse entendre qu’à sa chute, l’ancien Royaume du Burundi avait déjà connu au moins 4 cycles royaux et qu’il en amorçait un cinquième. Or, c’est tout le contraire qu’indiquent les documents muets (dont on sait qu’ils gardent une valeur de loin supérieure à celle des écrits compte tenu de l’absence totale de documents écrits pour la plus grande partie du temps qu’a duré la monarchie burundaise). Les vestiges qu’on a dans deux sites historiques servant de référence en la matière, prouvent au-delà de tout doute que le Burundi aura complété en tout et pour tout 2 cycles royaux. Ainsi, le site de Kunkiko qui abrite les nécropoles des anciens monarques comporte 7 tombeaux (le corps de Mwambutsa Bangiricenge repose à Meyrin en Suisse, tandis que celui de son fils qui lui a succédé illégalement, Ntare Ndizeye Charles, gît toujours en un lieu inconnu). De même, le site de Mpotsa qui abrite les tombeaux des reines mères comporte lui aussi un total de 7 tombeaux (*).
Des insinuations aux inclinations ethnico-politiques
Un de ces autres traits caractéristiques de Hutsi est la rhétorique du peuple (pages 22-33 et ailleurs). Il nous semble particulièrement important d’y ajouter cette apostrophe que Hutsi fait à l’encontre du “Président [Micombero] qui se méfie du peuple monarchiste” (page 38). Cette formule n’est pas sans précédent dans l’histoire ensanglantée du Burundi contemporain. L'on se rappellera ainsi un Paul Mirerekano activant les jeunesses hutu sous son contrôle; il y fait recours, déclarant que de tout temps, ce sont les Hutu qui ont toujours défendu le Roi. Allez-y déduire à qui ils devaient s'attaquer dans cette soi-disant défense. Inutile d’ajouter que quand cette formule se retrouve dans le récit d’un journaliste réduit à l’exil par un régime qui tue et qui spolie sur base de ce “même” slogan du people, elle devint encore plus intéressante.
Il y a en outre l’exploitation qu’on y fait du terme Abamenja dans Hutsi (43 et ailleurs). En rapport avec ce mot, nous tenons d’abord à rappeler qu’en 1972, le pays ne s’était pas encore complètement défait de la pensée monarchiste aux yeux de laquelle toute révolte, toute insoumission à l’autorité suprême était considérée comme un crime de lèse-majesté. Poser un tel geste se disait kumenja et le substantif dérivé de ce verbe est umumenja/abamenja.[3]
Notre intention n’est pas d’essayer de justifier la justice chancelante du début des années 1970 et de la très probable irrégularité de certains des procès de ceux des tueurs, des contributeurs et des sympathisants de l’organisation UBU responsable des tueries de 1972, qui furent arrêtés et exécutés cette année. Au contraire, nous maintenons que d’un point de vue purement judiciaire, il est irrégulier de taxer de criminel quelqu’un qui n’a pas encore été reconnu coupable d’un méfait quelconque. Néanmoins, nous soulignons le fait que la littérature officielle qui s’en est suivi a assimilé les véritables coupables et simples accusés ou soupçonnés, sans pour autant justifier la démarche qui est déjà mentionnée plus haut.
Finalement, il est aisé de constater qu’à force de trop vouloir plaider pour les auteurs du génocide tutsi de 1972 et après, les apologues du crime des crimes sont allés jusqu’à vider de sens l’expression abamenja très significative dans la culture rundi et dont la portée était sans équivoque.
Des questions qui restent sans réponse
On a déjà montré plus haut comment l’identité est manipulée dans le titre du livre. L’on a fini par apprendre qu’Aloys Niyoyita, tout comme Antoine Kaburahe sont de descendance mixte (père hutu et mère d’une ethnie différente). Une richesse, notamment dans les sociétés multiculturelles, ou là où les gens sont fiers de leurs origines. Au Burundi où une telle hybridité peut causer la mort de soi et/ou des siens, la spontanéité n'est pas toujours au rendez-vous quand il est question d'articuler ce genre d'identité. Dans le cadre de Hutsi, c'est l’auteur qui décide de la forme à donner à l'histoire du protagoniste qui a décidé de tout déballer ou presque: “c’est son histoire [d’Aloys Niyoyita], mais ce sont mes mots” (page 22).
Il ne nous appartient pas de chercher à savoir le degré de satisfaction mutuelle eu égard à la fidélité dans la mise en récit du vécu que Monsieur Niyoyita a décidé de rendre public. Cependant, compte tenu des réticences de l'auteur face aux demandes de dire portant sur son identité (demandes formulées à l'occasion des différentes présentations de ses ouvrages), d'aucuns pourraient spéculer qu'il lui est plus aisé d'articuler les histoires d'autrui plutôt que la sienne.
En tout état de cause, quand un auteur évite soigneusement de parler directement d'un aspect pourtant central à l'ouvrage qu'il est en train de présenter, quand l'énervement s'invite dans une séance de présentation d'un ouvrage; ou quand un débat sur la toile qui portant sur un livre, se termine en queue de poisson à cause de la censure qu'on s'impose à soi et à autrui, c'est peut-être signe que la discussion du livre en question aura ramené à la surface certaines réalités qu'on n'aurait pas aimé manipuler en public
Conclusions
On ne saurait faire un commentaire de Hutsi sans montrer que malgré son ancrage évident dans l’histoire contemporaine du Burundi, ce livre se remarque par l’absence dans ses pages d’une quelconque référence à l’organisation UBU (Umugambwe w’ABakozi b’Uburundi, Parti des Travailleurs du Burundi) tristement célèbre pour son appel à l’extermination des Tutsi en 1972.[4] L’omission de certains acteurs et autres dates clé est en soi très évocatrice. Il s’agit d’une démarche devenue symptomatique pour les malins défenseurs du plan génocidaire contre les Tutsi. L'expérience a montré que cette abstinence à mentionner ce fait douloureux mais somme toute historique est souvent indicatrice des penchants, si pas des visées, des auteurs. Faute d’avoir parcouru la totalité de la Collection Mémoires du Groupe de Presse Iwacu, nous nous gardons de conclure que cela s’applique à cette publication. La question reste ouverte. Entretemps, on rappelle les principales pistes que Hutsi nous aura ouvertes directement ou indirectement.
Le titre Hutsí est un vocable non encore vulgarisé mais qui avait déjà été créé avant la parution de ce livre. Maintenant, c’est clair qu’eu égard à la morphologie, le choix du titre “Hutsí” a été une réinvention de la roue. Par contre, et c’est cela qui est intéressant, le ton que le couple Kaburahe-Niyoyita lui a imprimé confirme l’appréhension déjà fort vulgarisée notamment sur la toile. À ce sujet, l’allégation principale contenue dans les échanges observés sur le médium Facebook en particulièr (et auxquels on fait référence plus haut) et selon laquelle le titre ne correspondait pas au contenu du livre, nous semble largement confirmée.
En plus des participants à ce débat bien spécial sur Facebook, l’adoption de Hutsi comme titre du livre, qui plus est, prononcé de la manière que l’on a entendu de l’auteur lui-même, donne l'impression au lecteur avisé qu’on fait une promotion, une plaidoirie de la cause hutu sans qu’on ose encore l’assumer pleinement.
En terminant, nous rappellerons que dans toute société, les règles régissant la filiation changent plutôt lentement. Au Burundi où elles sont patrilinéaires, des courageux comme Aloys Niyoyita peuvent les défier, lançant peut-être les bases d'une révolution. En attendant que celle-ci aboutisse, il y a un grand risque d'être perçu comme cherchant à nier sa filiation ou alors, à créer de toutes pièces une ethnie ou un clan. De telles démarches pourraient paraître anodines pour certains. Mais pour les plus lucides des acteurs conséquents, elles sont interprétées à la lumière de la campagne ouverte contre la mémoire et l’identité du peuple tutsi au nom d’une soi-disant lecture commune de l’histoire du Burundi.
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[1] Voir le lien suivant https://www.youtube.com/watch?v=n7QYrUxafys intervalle 13:24 à 18:34, plus précisement à la 15e minute 15e seconde
[2] à savoir le kibo, le kimoso, le kinyabwero, le kiragane, le kirundi, et le kiyogoma (Pascal Ndayishinguje, Contribution à la phonétique et à la phonologie du kirundi avec application à l'orthographe, Paris : Paris 3, 1978)
[3] Voir à cet effet Jean-Baptiste Ntahokaja,Imigenzo y’Ikirundi, Bujumbura: Université du Burundi, 1978, p.144; voir aussi François-Marie Rodegem Dictionnaire Rundi-Francais, Tervuren : Musée Royal d’Afrique Centrale, 1970, p.263.
[4] Marc Manirakiza, De la révolution au régionalisme : (Burundi, 1966-1976). Paris : Le Mât de Misaine, 1992, pp.121-122
(* ) Dans la version originale, il était question de 8 tombeaux: remerciements au lecteur qui nous a signalé cette erreur
Toronto, Ontario.
le 7 juin 2019.
L’idée d'écrire une critique du livre Hutsi d’Antoine Kaburahe nous est venue après que nous ayons assisté à des échanges au vitriol sur Facebook entre, d’une part, des internautes dont certains sont des lecteurs d’Iwacu Burundi et, d’autre part, le duo Antoine Kaburahe et Aloys Niyoyita. Le gros de la discussion portait sur le titre “Hutsi”. Les lecteurs trouvaient qu’il est est étrange qu’un livre qui raconte la vie de quelqu’un dont aucun des parents n’est tutsi porte un tel titre. Non sans raison à notre avis.
Dans les lignes qui suivent, nous partageons notre point de vue sur ce paradoxe ainsi que sur quelques autres irrégularités que nous avons relevées et que nous considérons dignes d’être discutées avec d’autres lecteurs.
Les questions que nous nous sommes posé à la lecture de Hutsi d’Antoine Kaburahe sont nombreuses mais nous n’en livrons que ces quelques unes auxquelles nous avons essayé de répondre: la structure du nouveau mot “Hutsi” correspond-elle à l’entité référée? Se pourrait-il qu’il y a des faits micros ou macros qui sont simplifiés ou alors, amplifiés dans la foulée? Quelles réalités politiques se retrouvent promues ou renforcées à la lumière de la parution de ce livre sous ce titre? À quoi tient la fabrication ou la vulgarisation à tout prix d’une identité hybride dans une société dont les règles de filiation sont pourtant bien établies depuis des millénaires? Pourquoi cette persistance à nier l’évidence? Comment peut-on oublier que le subconscient nous trahit et nous expose, même quand on ne le désire pas? Nos réponses s’inspirent principalement de notre lecture de Hutsi ainsi que des échanges qui ont eu lieu à l'occasion de la présentation de ce livre à Ottawa le 19 mai 2019 et à Toronto le 23 mai 2019.
“Hutsí” un titre qui réinvente la roue
N’importe quel individu maîtrisant la langue rundi saura reconnaître les constituants de cette abréviation. Selon toute évidence, le “hu-” de "Hutsi" réfère à la première syllabe de “Hutu” tandis que “–tsi” vient de la deuxième syllabe de “Tutsi”. Même si, à la surface, la formation de “Hutsi” semble respecter les règles de la morphologie du kirundi, ce serait très réducteur de ne pas tenir compte des contours phonologiques du nouveau mot ainsi formé. Pour mieux saisir l'apport de de ces derniers, nous proposons un bref rappel des précédentes utilisations connues de ce mot-valise “Hutsi”.
D’une part, il y a le premier télescopage public donnant lieu à “Hutsi”, lequel s’est passé à Bruxelles le 13 juillet 2016. C’était dans une rencontre entre la CVR et la communauté burundaise de Belgique. Dans son intervention, une jeune femme tutsi, se basant sur sa physionomie et son faciès, a émis l’hypothèse qu’elle est “hutsi”. Toutes les voyelles de l’abréviation ainsi formée avaient un ton bas, et la voyelle de la première syllabe était longue [huutsi], trahissant du coup le penchant que l’utilisatrice a pour ce groupe social tutsi auquel elle appartient par ailleurs.[1] D’autre part, suivant la prononciation et l’explication de “Hutsi” telles qu’énoncées par l’auteur ( qui en est en même temps l’éditeur), le titre du livre se prononce avec un ton haut sur la deuxième syllabe: Hutsí.
Il est à noter que ce ton haut sur la voyelle de la deuxième syllabe est en effet caractéristique de l’adjectif relatif au groupe social hutu. De la même manière, il est à rappeler que l’adjectif se rapportant au groupe social tutsi ne comporte pas de ton haut; il a plutôt une voyelle longue dans la première syllabe. Ainsi, si par exemple, on présentait à un locuteur du kirundi les constructions inkwano mputú, inka mputú, urwenge tuutsi, inka ntuutsi, etc., indépendamment du dialecte qu'il parle,[2] il reconnaîtrait que tous sont grammaticalement corrects.
Jusque là, on se trouve en face d’un mot nouveau dont le procédé de formation a complètement réussi sur le plan morphophonologique. Au niveau morphologique, même si le problème de sa déclinaison en genre et en nombre reste entièrement posé, le nouveau mot produit “Hutsí” paraît équilibré, à cheval entre “hutu” et “tutsi”. Au niveau phonologique, il penche résolument du côté hutu.
En dépit de cet équilibrage plus ou moins réussi, sur le plan sémantique, le titre de ce livre procède d'une fausse référenciation. S’il est vrai que la formation du mot ‘Hutsi” s’est passée correctement, que ce mot réfère à une personne de parents mixtes (hutu et tutsi), il reste tout aussi vrai qu’Aloys Niyoyita n’a pas de sang tutsi dans ses veines. Il a beau déclarer qu'il n'est ni Ganwa ni Twa ni Hutu ni Tutsi (page 21), seul son père est hutu certes mais sa mère est ganwa et donc non tutsi. L’inclusion de la composante tutsi dans la formation de Hutsi relève donc d’une tricherie dont il faut identifier absolument les mobiles.
En effet, une telle démarche ne peut pas ne pas froisser les esprits épris de justice pour ce peuple tant meurtri, tant génocidé sans que jamais justice lui soit faite. Même sans le contexte actuel où l’identité tutsi, de même que tout ce qui est réclamation en faveur de ce peuple, fait l’objet d’ombrages de toutes formes. Cette erreur, pour ne pas dire une cette falsification, invite à la fois à la dénonciation immediate et à une réflexion approfondie.
Des imprécisions
Hutsi comporte une bonne dose d’imprécisions pourtant très significatives sur le plan historique. Dans cette catégorie, nous soulèverons d’abord ce passage de Hutsi qui affirme que quand le jeune prince Charles Ndizeye est amené à succéder illégalement à son père Mwambutsa Bangiricenge, il est âgé de 23 ans (page 35). La réalité est que celui qui s’intronise sous le nom dynastique de “Ntare V” en juillet 1966 n’a que 19 ans.
Dans le même volet des imprécisions, s’invite l’absence de concision, chose à laquelle les lecteurs de Kaburahe s’habituent petit à petit. Ainsi, il nous est annoncé que Melaniya, la mère d’Aloys Niyoyita, est âgée d’à peine 28 ans quand elle perd son époux en 1972 (page 53). Mais le même livre nous présente une grande sœur aînée d’Aloys Niyoyita âgée de 18 ans à la disparition du papa du protagoniste. De deux choses l’une:
- Soit il y a erreur -- qui reste humaine, dira-t-on ; sauf qu’elle ne peut pas ne pas rappeler d’autres “erreurs” lues dans d’autres écrits d’Antoine Kaburahe. Prenons au hasard “La mémoire blessée” où le même auteur affirme en 2003 que le salaire mensuel de 40 000 BIF qu’il touchait en tant que journaliste en 1993, équivaut à 40 dollars US. Or, en 1993, le taux de change sur le cours officiel était d’1 $ contre 300BIF: le salaire en question s’échangerait donc à au moins 120 USD. De ces deux petits exemples, on peut légitimement émettre l’hypothèse que quand la concision n’arrange pas cet auteur, il s’en balance.
- Soit la grande sœur dont il est question ne partage pas tous les parents avec Aloys Niyoyita -- et le protagoniste et son scribe, auront décidé de ne rien en dire dans ce récit. Encore une fois, ce serait du déjà "vu" notamment dans l’histoire de Mbonimpa Pierre-Claver qu’Antoine Kaburahe a mis en récit sous le titre évocateur Rester débout. Dans ce livre qui se veut une biographie complète de ce militant droit-de-l’hommiste, il y a un grand vide allant de 1965 à 1972...
La troisième et dernière catégorie d’imprécisions caractéristiques de Hutsi concerne les cycles royaux du Burundi. Le livre parle de “Ntare V” et de “Mwambutsa IV”. En indexant les noms dynastiques des chiffres IV et V, Antoine Kaburahe laisse entendre qu’à sa chute, l’ancien Royaume du Burundi avait déjà connu au moins 4 cycles royaux et qu’il en amorçait un cinquième. Or, c’est tout le contraire qu’indiquent les documents muets (dont on sait qu’ils gardent une valeur de loin supérieure à celle des écrits compte tenu de l’absence totale de documents écrits pour la plus grande partie du temps qu’a duré la monarchie burundaise). Les vestiges qu’on a dans deux sites historiques servant de référence en la matière, prouvent au-delà de tout doute que le Burundi aura complété en tout et pour tout 2 cycles royaux. Ainsi, le site de Kunkiko qui abrite les nécropoles des anciens monarques comporte 7 tombeaux (le corps de Mwambutsa Bangiricenge repose à Meyrin en Suisse, tandis que celui de son fils qui lui a succédé illégalement, Ntare Ndizeye Charles, gît toujours en un lieu inconnu). De même, le site de Mpotsa qui abrite les tombeaux des reines mères comporte lui aussi un total de 7 tombeaux (*).
Des insinuations aux inclinations ethnico-politiques
Un de ces autres traits caractéristiques de Hutsi est la rhétorique du peuple (pages 22-33 et ailleurs). Il nous semble particulièrement important d’y ajouter cette apostrophe que Hutsi fait à l’encontre du “Président [Micombero] qui se méfie du peuple monarchiste” (page 38). Cette formule n’est pas sans précédent dans l’histoire ensanglantée du Burundi contemporain. L'on se rappellera ainsi un Paul Mirerekano activant les jeunesses hutu sous son contrôle; il y fait recours, déclarant que de tout temps, ce sont les Hutu qui ont toujours défendu le Roi. Allez-y déduire à qui ils devaient s'attaquer dans cette soi-disant défense. Inutile d’ajouter que quand cette formule se retrouve dans le récit d’un journaliste réduit à l’exil par un régime qui tue et qui spolie sur base de ce “même” slogan du people, elle devint encore plus intéressante.
Il y a en outre l’exploitation qu’on y fait du terme Abamenja dans Hutsi (43 et ailleurs). En rapport avec ce mot, nous tenons d’abord à rappeler qu’en 1972, le pays ne s’était pas encore complètement défait de la pensée monarchiste aux yeux de laquelle toute révolte, toute insoumission à l’autorité suprême était considérée comme un crime de lèse-majesté. Poser un tel geste se disait kumenja et le substantif dérivé de ce verbe est umumenja/abamenja.[3]
Notre intention n’est pas d’essayer de justifier la justice chancelante du début des années 1970 et de la très probable irrégularité de certains des procès de ceux des tueurs, des contributeurs et des sympathisants de l’organisation UBU responsable des tueries de 1972, qui furent arrêtés et exécutés cette année. Au contraire, nous maintenons que d’un point de vue purement judiciaire, il est irrégulier de taxer de criminel quelqu’un qui n’a pas encore été reconnu coupable d’un méfait quelconque. Néanmoins, nous soulignons le fait que la littérature officielle qui s’en est suivi a assimilé les véritables coupables et simples accusés ou soupçonnés, sans pour autant justifier la démarche qui est déjà mentionnée plus haut.
Finalement, il est aisé de constater qu’à force de trop vouloir plaider pour les auteurs du génocide tutsi de 1972 et après, les apologues du crime des crimes sont allés jusqu’à vider de sens l’expression abamenja très significative dans la culture rundi et dont la portée était sans équivoque.
Des questions qui restent sans réponse
On a déjà montré plus haut comment l’identité est manipulée dans le titre du livre. L’on a fini par apprendre qu’Aloys Niyoyita, tout comme Antoine Kaburahe sont de descendance mixte (père hutu et mère d’une ethnie différente). Une richesse, notamment dans les sociétés multiculturelles, ou là où les gens sont fiers de leurs origines. Au Burundi où une telle hybridité peut causer la mort de soi et/ou des siens, la spontanéité n'est pas toujours au rendez-vous quand il est question d'articuler ce genre d'identité. Dans le cadre de Hutsi, c'est l’auteur qui décide de la forme à donner à l'histoire du protagoniste qui a décidé de tout déballer ou presque: “c’est son histoire [d’Aloys Niyoyita], mais ce sont mes mots” (page 22).
Il ne nous appartient pas de chercher à savoir le degré de satisfaction mutuelle eu égard à la fidélité dans la mise en récit du vécu que Monsieur Niyoyita a décidé de rendre public. Cependant, compte tenu des réticences de l'auteur face aux demandes de dire portant sur son identité (demandes formulées à l'occasion des différentes présentations de ses ouvrages), d'aucuns pourraient spéculer qu'il lui est plus aisé d'articuler les histoires d'autrui plutôt que la sienne.
En tout état de cause, quand un auteur évite soigneusement de parler directement d'un aspect pourtant central à l'ouvrage qu'il est en train de présenter, quand l'énervement s'invite dans une séance de présentation d'un ouvrage; ou quand un débat sur la toile qui portant sur un livre, se termine en queue de poisson à cause de la censure qu'on s'impose à soi et à autrui, c'est peut-être signe que la discussion du livre en question aura ramené à la surface certaines réalités qu'on n'aurait pas aimé manipuler en public
Conclusions
On ne saurait faire un commentaire de Hutsi sans montrer que malgré son ancrage évident dans l’histoire contemporaine du Burundi, ce livre se remarque par l’absence dans ses pages d’une quelconque référence à l’organisation UBU (Umugambwe w’ABakozi b’Uburundi, Parti des Travailleurs du Burundi) tristement célèbre pour son appel à l’extermination des Tutsi en 1972.[4] L’omission de certains acteurs et autres dates clé est en soi très évocatrice. Il s’agit d’une démarche devenue symptomatique pour les malins défenseurs du plan génocidaire contre les Tutsi. L'expérience a montré que cette abstinence à mentionner ce fait douloureux mais somme toute historique est souvent indicatrice des penchants, si pas des visées, des auteurs. Faute d’avoir parcouru la totalité de la Collection Mémoires du Groupe de Presse Iwacu, nous nous gardons de conclure que cela s’applique à cette publication. La question reste ouverte. Entretemps, on rappelle les principales pistes que Hutsi nous aura ouvertes directement ou indirectement.
Le titre Hutsí est un vocable non encore vulgarisé mais qui avait déjà été créé avant la parution de ce livre. Maintenant, c’est clair qu’eu égard à la morphologie, le choix du titre “Hutsí” a été une réinvention de la roue. Par contre, et c’est cela qui est intéressant, le ton que le couple Kaburahe-Niyoyita lui a imprimé confirme l’appréhension déjà fort vulgarisée notamment sur la toile. À ce sujet, l’allégation principale contenue dans les échanges observés sur le médium Facebook en particulièr (et auxquels on fait référence plus haut) et selon laquelle le titre ne correspondait pas au contenu du livre, nous semble largement confirmée.
En plus des participants à ce débat bien spécial sur Facebook, l’adoption de Hutsi comme titre du livre, qui plus est, prononcé de la manière que l’on a entendu de l’auteur lui-même, donne l'impression au lecteur avisé qu’on fait une promotion, une plaidoirie de la cause hutu sans qu’on ose encore l’assumer pleinement.
En terminant, nous rappellerons que dans toute société, les règles régissant la filiation changent plutôt lentement. Au Burundi où elles sont patrilinéaires, des courageux comme Aloys Niyoyita peuvent les défier, lançant peut-être les bases d'une révolution. En attendant que celle-ci aboutisse, il y a un grand risque d'être perçu comme cherchant à nier sa filiation ou alors, à créer de toutes pièces une ethnie ou un clan. De telles démarches pourraient paraître anodines pour certains. Mais pour les plus lucides des acteurs conséquents, elles sont interprétées à la lumière de la campagne ouverte contre la mémoire et l’identité du peuple tutsi au nom d’une soi-disant lecture commune de l’histoire du Burundi.
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[1] Voir le lien suivant https://www.youtube.com/watch?v=n7QYrUxafys intervalle 13:24 à 18:34, plus précisement à la 15e minute 15e seconde
[2] à savoir le kibo, le kimoso, le kinyabwero, le kiragane, le kirundi, et le kiyogoma (Pascal Ndayishinguje, Contribution à la phonétique et à la phonologie du kirundi avec application à l'orthographe, Paris : Paris 3, 1978)
[3] Voir à cet effet Jean-Baptiste Ntahokaja,Imigenzo y’Ikirundi, Bujumbura: Université du Burundi, 1978, p.144; voir aussi François-Marie Rodegem Dictionnaire Rundi-Francais, Tervuren : Musée Royal d’Afrique Centrale, 1970, p.263.
[4] Marc Manirakiza, De la révolution au régionalisme : (Burundi, 1966-1976). Paris : Le Mât de Misaine, 1992, pp.121-122
(* ) Dans la version originale, il était question de 8 tombeaux: remerciements au lecteur qui nous a signalé cette erreur